La crise, école des chefs ! (1/2)

LA CRISE, ECOLE DES CHEF ! (1/2)

Cet article est tiré de la conférence prononcée par Yves de Kermabon et Marc Delaunay, associés de MARS analogies, le 28 avril en mode webinaire pour le Cercle K2.

       Introduction : Autour de la crise

Parler de crise, pour les militaires, c’est d’abord rappeler la place que la crise tient dans leur vie et dans leur métier.

Si nos pères ont été des « enfants de la guerre », le soldat, depuis la fin des années 70,  est un « enfant de la crise ». Une crise plurielle, avec un spectre large de missions qui vont d’opérations de combat avec leurs phases de haute intensité, à une gamme de crises de risques moindres, jusqu’à des transitions humanitaires avant de passer le relais aux  ONG.                    

A ces expériences sur des théâtres extérieurs, les opérations extérieures (OPEX), ou lors de missions de circonstances, s’ajoutent, récurrentes depuis 1991, les opérations intérieures (OPINT) sur le théâtre national. Elles s’imbriquent, dans la sphère organique, dans le processus ininterrompu des dissolutions, des restructurations permanentes, des adaptations continuelles que nos armées vivent depuis 50 ans ; avec les conséquences du choix de la professionnalisation intégrale sur le métier des armes, la complexité du commandement matriciel et la raréfaction des ressources disponibles en cas de crise majeure.

Nos enfants de la crise d’aujourd’hui vivent en moyenne une OPEX et deux à trois OPINT annuelles,  cumulant plus de 200 jours en hors de chez eux. Ils rejoignent, durant quelques années, une aventure et un métier, un moment de vérité dans leur jeune existence, un dépaysement assuré. Sur des théâtres d’opération ingrats, improbables, complexes, l’ombre des armes vient rétablir un peu de paix à durée variable, au gré des humeurs de la communauté internationale et des acteurs locaux de conflits enfouis ou surgis, au sein de populations disloquées, entre espoir et désillusions, qui ont perdu jusqu’au souvenir de la paix.

Pendant une opération, décidée en haut lieu et encadrée par un mandat international, tout s’enchaine. Ce qui a été appris, instruit, répété (drill, rehearsal), analysé, entraîné au cours d’un parcours de préparation opérationnelle progressif et ciblé, planifié, entraîné, aguerri et récapitulé, enfin préparé au détail près, va se déployer au plus vite sur le terrain. Souvent sans délai ni acclimatation, tant le temps de relève et des consignes est compté.

Au retour de mission, il faut réapprendre la vie normale : dans sa famille, son milieu professionnel et relationnel pour parfois oublier ce qui a marqué dans ces temps de crise parfois plus durs que la vraie guerre. Et chez nos jeunes anciens, il n’est pas rare d’avoir six, dix, quinze opérations au compteur. Avec beaucoup de souvenirs, de moments intenses, de départs soudains et de retours reportés ; et de questions légitimes sur le pourquoi : celui des pertes, des blessures, des efforts, des abandons,… et le prix de tout cela, pour quel résultat ?  Au bilan, beaucoup en valaient la peine, comme un mieux nécessaire, une affaire bien préparée, honnêtement commandée, plutôt bien exécutée qui rend le soldat fier de ce qu’il a accompli.

  1. A l’école des crises  

Si les crises marquent autant le soldat de tout grade, c’est parce qu’elles lui procurent des occasions privilégiées, toujours nouvelles, de faire son métier à fond, de se jauger et de s’éprouver face à l’échec, au risque, à la mort.

A l’école des crises, on apprend à tout instant, on devient soldat plus vite, plus fort, plus profond : le sens, la mission, l’expérience, le contexte, le dépassement de soi, l’exemple reçu et donné, l’envie de comprendre, d’agir, de servir, et déjà de transmettre. On  se prend à vouloir comprendre, à savoir obéir et à aimer commander. Pour mériter son nom, sa vocation, son unité, son grade, l’estime et la reconnaissance de l’autre, bref tout ce qui vous regarde agir et vous regarde dans les yeux.

Dans l’école sans murs du terrain, on apprend à être soi-même, c’est à dire meilleur, à devenir compétent, à comprendre son environnement  et à prendre plus que sa part d’une mission : remplir la sienne, reprendre celle de son chef et entrevoir celle du chef de son chef.

Ce creuset unique se forge dans l’ailleurs, au milieu de peuples inconnus, dans des univers imbriqués, à l’autre bout du monde, où l’interlocuteur parle une autre langue.

Ce révélateur de caractères oblige les chefs à « réflagir*», c’est à dire transformer la réflexion en action pour atteindre un but, un effet final recherché, sur la base d’un principe simple abandonné en temps de paix mais heureusement maintenu en opération : un chef, une mission, des moyens.

Ovni juridique du « ni paix ni guerre », la crise appelle d’emblée une organisation structurée, une veille dynamique, plus que des processus : des principes d’action, une doctrine agile, une compréhension commune et un corpus de méthodes et d’outils propres à rendre l’action aussi simple que possible. La conduite des crises fait mauvais ménage avec les aléas de la « pensée complexe ».

Surtout, elle sollicite l’humain, disponible, motivé et prêt. « Il n’est de gestion de crises que d’hommes » pourrait-on dire en paraphrasant Jean Bodin.  

Enfin,  quatre capacités déterminantes animent toute gestion de crise :

-Une stratégie, reçue, comprise et reformulée en tant que mission, inscrite  dans une vision précoce, globale et opératoire jusqu’au terme de sa mise en œuvre opérationnelle dans un cadre espace/temps contraint, fluctuant par nature.

-Un leadership éclairé,  assumé et partagé à tous les niveaux : nos caporaux et nos capitaines en savent, sur ce terrain, autant que nos généraux. A chacun son espace de manœuvre et son heure.

-Une capacité collective à  agir  qui donne une mission à chacun dans le périmètre de la mission de tous.

– Enfin, une performance exigeante, faite de l’efficacité de professionnels en tous lieux et à tous moments,  de rendez-vous impératifs sur objectifs et d’obligations de résultats.

2. D’une crise à l’autre

Quelques soient le contexte, le théâtre, la mission, la crise suit un continuum ; de l’anticipation à froid des bureaux « Plans » des états-majors jusqu’au retour d’expérience et à la remise en condition en vue d’une prochaine mise en alerte.

Avant la crise, c’est l’anticipation, la planification qui domine. Le chef désigné, comme sa troupe, se prépare pour se pénétrer de son rôle et suit l’évolution des choses. Il prévoit tout ce qu’il aura besoin d’apporter, de savoir et de mettre en place dès son arrivée et le transfert d‘autorité.

Son objectif, prendre sa place, imprimer au plus tôt sa marque à son équipe et aux parties prenantes qu’il va devoir rencontrer pour n’être ni surpris ni mis en échec au cours d’un mandat d’une année, le plus souvent. La culture, l’histoire, la géographie, les rencontres, le « voisinage » de la mission comptent : conduire une crise, c’est d’abord acquérir l’intelligence de situation pour diffuser celle de l’action.

Ensuite, il y a la définition d’un but, d’un idéal souhaitable : l’état final recherché, qui dessine l’horizon visé et le chemin à emprunter, les zones d’effort, les centres de gravité à contrôler tels le retour à la stabilité, le lien vertueux entre sécurité, gouvernance et développement pour stabiliser le théâtre, la baisse engagée des effectifs militaires, la reprise de contrôle des autorités.

A cet effet, le chef définira avec son équipe et son organisation tendues vers l’efficacité, le partage d’information, le décloisonnement, le contrôle de la situation, la coordination ; et une devise, un symbole, un « moto » du type : « restaurer la confiance », compréhensible par chacun à tous les niveaux qui résume aussi bien l’esprit de la mission que sa lettre. Quand le terrain se l’approprie, le pari est souvent gagné.

Pendant la crise, sa conduite, plus que sa gestion, passe par un subtil équilibre entre la rigueur, la souplesse et l’adaptation. Le fonctionnement du groupe de commandement et de l’état-major s’imprègnent eux aussi de cette clé de voute : la confiance. Subsidiarité, délégation, responsabilité imprègnent les faits, les gestes et les ordres dans un esprit commun autour du service de la mission.

En outre, les déplacements fréquents sur le terrain auprès des acteurs de toutes natures garantissent au chef de rester lucide, toujours au contact, pour sentir la réalité et percevoir ses messages et ses signaux. Rencontrer, impliquer, trouver des relais, être connu de la population, prendre des initiatives, tout participe à la confiance et à la stabilité.

Enfin, une bonne communication, interne et externe, renforce la transparence et la confiance et crée les conditions d’une maîtrise des évènements, de prévention et de conduite des incidents et de capacité à résister à la pression, d’où qu’elle vienne.

Après la crise, vient le temps du retour d’expérience. Aux comptes rendus réguliers en cours d’action, tout conduit à faire un bilan, à tirer des leçons, à ouvrir des perspectives, à graver l’investissement patient, la connaissance acquise et le fil rouge de l’action menée dans la mémoire oublieuse du temps. Ainsi, une conduite de crise réussie nourrit l’expertise et peut en appeler d’autres au sein des multiples organisations qui gravitent autour des théâtres de crise, souvent inscrites dans la longue durée.

*Livre « Pour réflagir » du général Dominique Chavanat, Editions Muller, 1995