Chef d’entreprise au combat

Par le général de corps d’armée (2s) Yves de Kermabon et le général (2s) Marc Delaunay, associés MARS analogies

Les généraux de Kermabon et Delaunay

Si les soignants en première ligne commencent à souffler en attendant une éventuelle deuxième vague du COVID-19, le chef d’entreprise n’en est pas là : pour lui, le plus dur commence maintenant et pour longtemps.

Tactique du dirigeant

Le vrai « monde d’après », c’est l’horizon du lendemain, l’engagement de longues heures d’inquiétude dans un combat pour la survie de l’entreprise et le sauvetage de l’emploi des salariés.

A l’écart de la posture des « sachants », responsables politiques et technocrates, qui s’abritent derrière les experts, la complexité et la responsabilité collective, le chef d’entreprise n’a pas d’autre choix que lui-même.

La littérature stratégique a paisiblement réfléchi sur la « décision dans l’incertitude » mais c’est la tactique qui mène, loin de la guerre, ce combat de l’heure sur un terrain bouleversé. Le dirigeant le conduit sous l’avalanche des événements, des lois d’urgence, des règlements illisibles, des mesures administratives la veille pour le lendemain, sans oublier le contact régulier avec le personnel inquiet de revenir au travail, les factures à régler et autres rémanences de sa vie d’avant.

Ici, le récit des combats historiques n’offre pas d’autres ressources que l’exemple, l’endurance, l’acharnement de capitaines – grands ou modestes – et de leurs combattants à s’extraire de la mêlée confuse, à adapter hardiment sa manœuvre, à mener l’assaut dans la brèche ouverte, à entrevoir les possibles pour assurer la survie et entrevoir une victoire, même amère et coûteuse.

Ces qualités et ces exigences sont analogues à celles que rodent les armées à l’entraînement pour les délivrer au cœur des combats, quand tout va mal.

En 1ère ligne

Ce combat est d’abord celui du capitaine, des lieutenants et des adjudants qui l’entourent, dans sa PME de soldats, avant de rejoindre leur zone d’action : sentir, distinguer l’essentiel, décider grâce une « intuition construite », fruit de l’instinct de survie, du flair, de la culture du terrain et de la vertu de prudence quand le présent et le futur se disputent l’ultime instant disponible.

Dans ces moments instables, sans visibilité et encore moins d’horizon, le capitaine  doit faire face, assurer en éclaireur, assumer en juste, et, selon la définition du management de Peter Drucker,  « faire tout ce qui doit être fait ». Avec sa solitude, ses hommes en priorité, ce qui reste de ses  appuis et de ses soutiens dans un temps envahi qui compte double.

S’arrêter, repartir, entraîner au corps à corps parfois au cœur à cœur quand l’interlocuteur craque et que la digue s’écroule. Tout se concentre sur lui : anticiper, savoir, réfléchir, rendre simple, conduire, rassurer, entreprendre, faire aboutir dans une sorte de magie de l’action improvisée. Et espérer les renforts qui épargneront ses dernières ressources et compter sur la chance pour qu’une solution se dévoile et éclaire l’espoir.

En toutes circonstances, rompu à la bagarre ou novice, il faut garder un calme intérieur, rester accessible, réfréner l’ardeur improductive, dormir peu mais intensément. Dans la tension, sous la pression, être levé dès l’aube des nouveaux jours qui suivent une fin du monde sans retour possible aux crises d’avant, celles dont on avait trop l’habitude. 

« L’homme carré (1)» sait ce qu’il doit à la formation initiale et continue des fondements du leadership vécu, aux centres d’entraînement, aux mises en situation, aux exercices, à l’aguerrissement, à l’emploi de la simulation, aux éprouvants contrôle opérationnels, à la coopération interservices dès le plus petit échelon.

Que peut lui offrir de mieux dans l’expérience militaire que l’esprit de corps et la « place du chef », le culte de la mission, le lien entre analyse et synthèse, la délégation, les principes de la guerre, des méthodes de raisonnement et sa fameuse « idée de manœuvre » pour incarner ses responsabilités, conserver un rien de liberté d’action, maîtriser l’usage de ses armes et porter, presque seul, le poids du combat de tout son groupe ?

Un basculement du management

Le combat du dirigeant d’aujourd’hui est un art martial inconnu qui va profondément transformer la vie en entreprise après un choc socioéconomique inattendu et beaucoup d’attentes incomprises : un basculement managérialest à l’oeuvre. Sens de l’humain, pragmatisme et courage en seront les matrices.

Le retour du vrai management s’annonce comme une rupture, surtout humaine, après un « laisser faire, laisser râler », délégué au DRH. Vrai comme des évidences oubliées : le sens et le cap, la relation en face à face, la proximité, l’attention, la permanence, le moral, la subsidiarité, le temps accordé,… Vrai comme la révélation des talents, comme la vanité des KPI, comme l’engagement constant plus que le diplôme du recrutement. Un retour à l’entreprise autant qu’un retour en entreprise s’annonce pour des collaborateurs marqués par l’anxiété politique, médiatique et familiale, la fatigue accumulée, la mise en retrait dans un réel numérisé, les inconnues sanitaires et économiques, la peur des plans sociaux et du chômage qui pointe,… Pour ce vrai management, il faut de vrais managers et d’authentiques leaders que l’entreprise doit confirmer, former et recruter. Si le marché et les perspectives vont évoluer, les critères du rebond et du succès vont radicalement changer : ceux qui peinaient par temps calme, ceux qui n’inspiraient pas confiance doivent non « se réinventer », encore un verbe hors sol (2), mais changer radicalement de posture, de pratique et de priorités.  

En outre, le retour au réels’impose dans ce paysage de bulles éclatées. Un réel nouveau, détaché du référentiel faussé d’avant, apprécié à l’aune des conditions d’aujourd’hui. Au sein des nombreux métiers qui vont perdurer, le dirigeant et ses équipes doivent identifier les questions qui brûlent, les urgences qui rattrapent, les transformations qui s’imposent, les opportunités qui passent à la fenêtre, les conditions d’un futur, le potentiel d’innovation, les renégociations à risquer dans une phase de transition courte et critique. Pour cela, la détermination collective, la solidité de ce qui marche, l’appel aux compétences, la vitesse d’exécution seront de fidèles alliés.

Enfin, le courage,vrai lui aussi, cimentera ce « management au centre ». Fait d’appréciation juste des risques à maîtriser, pénaux entre autres, de discernement et de lucidité, de compréhension des nouveaux enjeux et des nouvelles règles, de contextes et de clients non alignés, de recueil subtil des besoins et des idées, ce courage offensif permettra de mener un combat de rencontre pour refaire des affaires avec les nouveaux acteurs du marché.

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Ainsi, sous le triple parrainage de la culture d’entreprise entretenue, d’une RSE authentique et de la résilience opérationnelle (3) à même d’aguerrir l’entreprise en vue de ses futurs défis, l’entrepreneur aujourd’hui engagé au combat, tacticien au contact, aidé de ses compagnons d’armes (collaborateurs, consultants), sera armé pour perpétuer son histoire et déjouer les pièges de l’incertitude.

(1) formule de Napoléon 1er

(2) à l’instar de la « distanciation sociale » ; en français : distance de sécurité

(3) voir notre récent article Cercle K2 sur ce thème