Face à l’épidémie comme auparavant pour d’autres situations d’urgence, le recours systématique à la rhétorique guerrière finit par brouiller les rôles et gêner la perception des réalités, estime l’historienne
CE CHAMP SÉMANTIQUE GUERRIER SUR FOND D’IMAGES KAKI S’INSCRIT DE PLUS EN PLUS DANS L’ESPACE PUBLIC
Dans son discours du 16 mars, Emmanuel Macron répétait à six reprises « nous sommes en guerre ! » pour annoncer les mesures de prévention et de lutte contre l’épidémie. Dans les jours qui ont suivi, cette sémantique guerrière a été déclinée dans tous les champs de la vie politique et sociale. Puis, à partir du 25 mars, l’opération « Résilience » a été lancée, mobilisant les armées dans des missions de secours logistique et sanitaire, et dans la sécurisation de sites sensibles.
La communication politique a joué abondamment sur les « images kaki », notamment lors du discours prononcé par le président de la République, le 25 mars, de vant l’hôpital de campagne installé en hâte à Mulhouse (Haut Rhin). A quelques pas se rouvait l’hôpital civil qui accueillait des centaines de malades depuis le début de la crise, mais c’est le fond de tentes kaki qui a été préféré pour cette allocution. Il aura fallu attendre un autre discours présidentiel, celui du 13 avril, pour que la rhétorique guerrière s’estompe. Et il était temps: elle aurait offert un curieux contraste avec les images du porteavions CharlesdeGaulle de retour prématuré, le même jour, au port de Toulon (Var), avec une part importante de l’équipage contaminée par le virus (les deux tiers, a-t-on appris depuis).
Plus d’un mois plus tard, beaucoup des questions que soulevaient cette rhétorique guerrière et cette médiatisation des moyens militaires ont trouvé leurs réponses. L’analogie guerrière n’était pas illégitime : une épidémie de cette ampleur, comme une guerre, transforme subite ment notre rapport intime à la mort en un objet collectif et politique. Dans l’histoire récente, par ailleurs, les crises majeures que notre société peut avoir en mémoire sont des guerres. Le recours à ce champ sémantique pouvait donc constituer un outil légitime de mobilisation. Le secours logistique et sanitaire ponctuel apporté par les armées a évidemment un sens comme lors des catastrophes naturel les ou humanitaires.
Il est difficile cependant de ne pas s’interroger sur la manière dont ce champ sé mantique guerrier sur fond d’une utilisation massive d’images kaki s’inscrit de plus en plus systématiquement dans notre espace public. A chaque crise, désormais, quelle que soit sa nature, les autorités politiques versent dans ce registre. Face à la menace terroriste, l’opération « Sentinelle » n’a pas simplement été déployée dans l’urgence: elle a été pérennisée et médiatisée comme si elle était la réponse principale à la menace terroriste dans le temps long, éclipsant les questions de fond sur le travail et les moyens des services judiciaires et policiers.
-Face aux interrogations sur la cohésion nationale et l’intégration, l’idée du rétablissement d’une forme de service national obligatoire à coloration militaire a peu à peu occupé le devant de la scène politique et médiatique, sur fond de nostalgie d’un service militaire mythifié. Derrière les images spectaculaires offertes par les volontaires de la première phase de déploiement du service national universel, dont la généralisation et le caractère obligatoire sont prévus en 2023, s’est éclipsé l’humble travail au long cours nécessaire pour soutenir familles et écoles dans leur rôle fondamental d’éducation. Dans un domaine plus circonscrit, mais tout aussi symbolique, celui du défi de la reconstruction de Notre-Dame, un général en deuxième section a été nommé, encore une fois à grand renfort de communication, pour piloter les opérations.
Recours systématique
Par une sorte de pragmatisme tâtonnant, en situation d’urgence, le registre militaire est mobilisé comme recours systématique parce que les armées apparaissent, à tort ou à raison, comme un roc de stabilité dans une société mouvante. La puissance visuelle des images qu’il fournit relègue alors au second plan les acteurs principaux de chacune de ces crises. Cela ne dure qu’un temps, car les réalités finissent toujours par surgir. Mais, chaque fois, c’est un monde nouveau qui se dessine peu à peu sous nos yeux.
Un monde dans lequel, quelle que soit la nature de la crise, les limites entre les réponses à apporter se brouillent dans un continuum d’images kaki ou bleu marine et de vocabulaire sécuritaire, qui ne sont plus ajustés aux réalités. Que peu vent comprendre les Français à la guerre que mènent des militaires français dans la bande sahélo-saharienne si on leur ex plique que les mêmes sont mobilisés sur le sol national pour sécuriser des sites sensibles et transporter des malades parce que nous serions en guerre ? Si nous étions en guerre, ici, le chef de l’Etat aurait désigné un ennemi, que les armées combattraient par les armes, dans un rapport de force politique. Dans une crise sanitaire, il n’y a pas de rapport de force politique avec le virus.
Les militaires peuvent remplir beaucoup de missions. Dans l’urgence d’une crise, il n’est pas illégitime de mobiliser les moyens logistiques des armées. Mais à trop jouer sur ces sollicitations, à transformer leur aide conjoncturelle en fonction structurelle de recours permanent et d’outil de communication, les mots perdent leur sens, les rôles se brouillent et personne n’en sort gagnant. Ni les soignants, aujourd’hui, qui n’ont nul besoin de se voir revêtus des habits de la guerre pour que leurs savoir faire et leur dévouement soient reconnus. Ni les militaires du XXI siècle, qui n’en demandent pas tant et savent le risque que court une société qui ne saurait plus différencier une crise sanitaire de la guerre, ou le main tien de la sécurité intérieure de l’emploi de la force armée. p
Bénédicte Chéron est historienne, chercheuse partenaire au Sirice-Sorbonne Université, elle est l’auteure du Soldat méconnu. Les Français et leurs armées : état des lieux (Armand Colin, 2018)